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Les cellules volées d’Henrietta Lacks ont changé le monde à son insu

Des cellules “immortelles” collectées et cultivées sans le consentement de cette Américaine victime d’un grave cancer ont permis de grandes avancées en médecine et généré des milliards de dollars de bénéfices. Sa famille vient d’obtenir gain de cause face à un laboratoire qui en faisait le commerce, après des décennies de combat pour la reconnaissance.

Une entreprise de biotechnologies américaine vient de trouver un accord à l’amiable avec la famille d’Henrietta Lacks, une femme d’origine afro-américaine dont les cellules ont été utilisées sans son consentement dans des recherches scientifiques. Une bonne occasion de revenir sur cette histoire qui a commencé avec des pratiques éthiquement douteuses, et s’est terminée avec d’énormes progrès dans le domaine de la médecine.

Tout a commencé en 1951, peu après la naissance de son cinquième enfant. Lacks s’est alors plainte de douleurs et de saignements vaginaux inquiétants, mais aucune anomalie physique n’a été détectée lors de la visite de contrôle. Suspectant un cas de syphilis, son médecin a procédé à un test qui est finalement revenu négatif. Perplexe, il a adressé sa patiente à l’hôpital Johns Hopkins de Baltimore — le seul grand établissement local qui accueillait les Afro-Américains à l’époque.

Le gynécologue en fonction ce jour-là a rapidement identifié la source de ses maux ; Slacks souffrait d’une grande tumeur maligne au niveau du col de l’utérus, dont l’absence peu après l’accouchement suggère qu’elle a grossi à une vitesse alarmante. Une terrible nouvelle ; aujourd’hui, à une époque où l’oncologie a fait des pas de géants, seuls 15 % des patientes atteintes d’une forme aussi avancée survivent plus de 5 ans après le diagnostic. Et à l’époque, le pronostic était encore largement moins optimiste.

Les médecins du Johns Hopkinslui ont alors prescrit ce qui était à l’époque la procédure la plus efficace, à savoir un traitement au radium extrêmement agressif. Celui-ci n’a malheureusement pas eu les effets escomptés. Henrietta Lacks est décédée sur place quelques mois plus tard, à l’âge de 31 ans.

Des cellules « immortelles »

Mais le Johns Hopkins n’est pas qu’un simple hôpital. C’est aussi un haut lieu de la recherche médicale sur le cancer où officiait le Dr. George Gey, un éminent oncologue et virologue. Pendant des années, il a collecté et étudié des cellules chez toutes ses patientes atteintes de ce cancer. Il espérait ainsi découvrir les mécanismes de cette affliction afin de la guérir.

Tous ces échantillons de cellules sont morts assez rapidement, car les méthodes de culture cellulaires du siècle dernier étaient nettement moins performantes que celles d’aujourd’hui. Enfin, à une exception près. Car en se penchant sur les prélèvements de Lacks, Gey a observé un phénomène qui l’a laissé bouche bée. Là où toutes les autres cellules dépérissaient rapidement, celles de Lacks présentaient une vigueur  stupéfiante : leur population doublait toutes les 24 heures.

Cette particularité a depuis été attribuée à une télomérase hyperactive. Il s’agit d’une enzyme qui est responsable de la maintenance des télomères, des structures à l’extrémité des chromosomes qui jouent un rôle central dans le processus de vieillissement.

Un rôle déterminant dans l’histoire de la médecine

Ces cellules « immortelles », rebaptisées cellules HeLa en référence aux initiales de la patiente, sont rapidement devenues des sujets d’étude formidables pour les chercheurs. C’était la première fois que des cellules cancéreuses pouvaient ainsi être cultivées indéfiniment en laboratoire. Et cela a pavé la route pour de nombreux travaux extrêmement importants dans l’histoire de la médecine.

Ces cellules HeLa ont joué un rôle déterminant dans la compréhension de nombreux mécanismes des infections virales, dont certaines particulièrement importantes pour la santé publique. Par exemple, ces travaux ont été essentiels pour la mise au point des vaccins contre la poliomyélite. Si deux des trois formes de cette terrible maladie ont été éradiquées à ce jour, c’est en grande partie grâce aux travaux menés sur les cellules HeLa. Elles ont aussi permis aux chercheurs du Johns Hopkins de développer des vaccins contre le papillomavirus.

Par la suite, la vitalité exceptionnelle des cellules HeLa a permis aux chercheurs de les partager avec le reste de la communauté scientifique pour diversifier les efforts de recherche. Dans la foulée, d’autres laboratoires ont réussi à cultiver des lignées cellulaires associées à d’autres cancers, notamment du poumon et du foie. Cela a conduit à de grands progrès sur d’autres maladies comme la drépanocytose et la tuberculose, mais aussi sur les effets des radiations, ce qui a permis aux techniques de chimiothérapie de faire des pas de géants.

La lignée HeLa a aussi permis de grandes découvertes en génétique, et a indirectement ouvert la voie à ce qui allait devenir l’Human Genome Project qui a abouti au séquençage du génome humain.

Un prélèvement réalisé sans consentement

Pour toutes ces raisons, Henrietta Lacks est parfois considérée comme l’une des « mères de la médecine moderne ». Mais si sa contribution essentielle est aujourd’hui unanimement reconnue, son histoire est complètement passée à la trappe pendant plus de trente ans. Et pour cause : le prélèvement original et les cultures du Dr Gey ont été réalisés à l’insu de sa patiente, sans son consentement ni celui de son entourage.

Ces pratiques étaient malheureusement monnaie courante à cette époque. L’éthique médicale était une discipline encore balbutiante, bien loin des critères très stricts qui encadrent la médecine moderne. De nombreux historiens des sciences y voient aussi un exemple flagrant du racisme systémique qui minait les États-Unis à l’époque, car ces pratiques touchaient surtout les populations noires les plus démunies.

Ce flou sur l’origine de la lignée HeLa a eu des conséquences très concrètes. Pendant plus de trois décennies, ni ses enfants ni leurs descendants n’avaient la moindre idée que les cellules à leur ancêtre avaient à ce point révolutionné la science.

Dans une page de son site web consacrée à l’histoire d’Henrietta Lacks, l’institut Johns Hopkins reconnaît d’ailleurs ouvertement que les chercheurs de l’époque auraient dû aborder cette situation très différemment. « Après avoir passé en revue nos interactions avec Henrietta Lacks et sa famille sur plus de 50 ans, nous avons déterminé que l’institut aurait pu — et dû — faire plus pour informer la famille, par respect pour eux, pour leur intimité, et pour leurs intérêts personnels. »

70 ans de combat pour la reconnaissance

Le premier souci relève de l’éthique et de la confidentialité. Cela a commencé dans les années 1980, lorsque le dossier d’Henrietta Lacks et l’historique médical de toute sa famille ont été publiés dans le cadre de nouveaux travaux sur la lignée HeLa, sans l’aval de la famille.

En mars 2013, des chercheurs ont également publié le génome complet d’une souche de cellules HeLa. C’est donc le patrimoine génétique de sa famille qui s’est retrouvé sur la place publique, là encore sans le moindre consentement explicite (voir cet article du Seattle Times).

Pour la première fois, la famille a donc réagi en lançant une action en justice. L’affaire s’est finalement terminée avec un accord à l’amiable entre la famille et le National Health Institute qui avait financé ces travaux. Les descendants de Lacks ont obtenu le droit que la contribution involontaire d’Henrietta soit explicitement reconnue dans le texte de ces études, ainsi qu’un droit de regard sur la façon dont ces séquences génétiques sont utilisées dans les futurs travaux.

L’autre problème est avant tout commercial. En effet, les retombées commerciales des travaux menés sur ces cellules volées se chiffrent en milliards de dollars. Ils ont directement permis à diverses institutions de faire fortune, alors que ni Henrietta ni ses descendants n’ont jamais obtenu la moindre compensation de la part des laboratoires et entreprises qui en ont profité.

C’était notamment le cas de Thermo Fischer Scientific. Cette entreprise américaine s’est spécialisée dans la vente de diverses souches de cellules HeLa. La famille a donc assigné le laboratoire en justice en 2021.

Le 31 juillet 2023, un accord à l’amiable a enfin été trouvé. Les termes n’ont pas été dévoilés, mais les deux parties s’en sont dites « satisfaites » selon le Guardian. Mais au-delà de la compensation pécuniaire que la famille a probablement obtenue, cette poignée de main a symboliquement mis une fin à une injustice qui courait depuis 70 ans.

Avec un peu de chance, cette affaire permettra d’attirer l’attention sur cette personnalité assez méconnue du grand public, mais dont l’histoire a changé la médecine à tout jamais. Le moteur de recherche académique Google Scholar fait ressortir plus de 2 250 000 publications scientifiques directement basées sur ces cellules HeLa – et il ne fait aucun doute que ces « cellules immortelles » continueront de jouer un rôle déterminant pendant de très longues années.

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