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Science : comment la bureaucratie académique handicape la recherche

Dans une tribune publiée par Le Monde, un professeur à l’Université d’Aix-Marseille dessine les contours d’un ensemble de problématiques qui entravent la recherche scientifique, alors qu’elles ne relèvent pas de la science brute.

La recherche scientifique est l’un des piliers de notre civilisation. Des siècles avant que les grands préceptes de la recherche moderne soient formalisés, de nombreux grands penseurs s’affairaient déjà à comprendre le fonctionnement de notre monde pour améliorer le quotidien de leurs contemporains. Mais à notre époque, cette dynamique a considérablement évolué. L’idéal romantique de la recherche scientifique “pure” qui animait nos illustres ancêtres ne se suffit plus à lui-même, et les chercheurs doivent composer avec des tas de nouvelles contraintes qui ont souvent des conséquences regrettables.

Le 4 décembre, c’est Pierre Rochette, géologue, physicien et professeur à l’université d’Aix-Marseille, qui a fourni un nouvel exemple très éloquent de cette dynamique. Dans une tribune publiée par Le Monde, il a appelé ses collègues à faire front contre un phénomène qui pèse de tout son poids sur le monde académique français, et qui est symptomatique d’une maladie systémique de la recherche occidentale.

Le CNRS ankylosé par la bureaucratie

Le texte de Pierre Rochette porte sur le Centre national de recherche scientifique (CNRS), le cœur battant de la science dans l’Hexagone et la plus grande institution de recherche fondamentale en Europe. Depuis plus de 80 ans, ses troupes multiplient les travaux de pointe dans des tas de disciplines comme la biologie et la médecine, les mathématiques, la physique fondamentale, l’environnement, la science des matériaux, et ainsi de suite. L’institution a collaboré de près ou de loin avec de nombreux Prix Nobel tels que Jacques Monod, Serge Haroche, Françoise Barré-Sinoussi ou encore Luc Montagnier, pour ne citer qu’eux. On peut aussi citer le regretté Hubert Reeves, qui y a été directeur de recherche pendant de longues années.

Si le CNRS a produit de tels résultats, c’est parce que ses représentants disposaient traditionnellement d’une marge de manœuvre confortable pour mener leurs travaux. Mais selon Pierre Rochette, cet état de fait est désormais menacé. Comme bon nombre de ses collègues, il observe une tendance inquiétante. Contrairement à leurs prédécesseurs, les chercheurs du CNRS doivent aujourd’hui porter un véritable fardeau administratif et bureaucratique.

Il prend notamment l’exemple de nouveaux logiciels de gestion qui ont été introduits cet été au CNRS. Les chercheurs qui doivent se déplacer sur le terrain, assister à des colloques ou rendre visite à des collaborateurs doivent désormais passer un temps considérable à justifier de leur moindre fait et geste, ce qui représente une perte sèche de temps consacré à la recherche. Les gestionnaires, de leur côté, sont « complètement débordés par une multitude de validations et d’opérations bloquées, dont le débogage prend un temps fou » selon Pierre Rochette.

Cette situation que Rochette qualifie de « catastrophe administrative » pèse de tout son poids sur le fonctionnement de l’institution. Elle a poussé plus de 3700 acteurs de la recherche à signer des pétitions aux noms très révélateurs, comme « Le bateau CNRS coule ».

Des conséquences concrètes sur la recherche

Or, ce n’est que la partie émergée d’un énorme iceberg bureaucratique. Dès que l’on prend un peu de recul, on constate que le problème ne concerne pas seulement le CNRS, mais l’ensemble de la recherche française. Même le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, l’organisation qui pilote la recherche en France, a appelé à « une action commando » face au « fardeau bureaucratique ».

De plus en plus de chercheurs du domaine public n’ont plus l’impression de pouvoir travailler librement, et une « souffrance critique » et généralisée est en train de s’installer — avec des conséquences déjà extrêmement concrètes. La recherche française est actuellement en chute libre sur la scène internationale, et Pierre Rochette insiste lourdement sur le rôle du fardeau bureaucratique dans cette débâcle. L’intéressé a même décidé de rendre sa médaille du CNRS et appelle ses collègues à l’imiter. Un signe fort qui témoigne d’une forme de dégoût et de désespoir chez certains chercheurs.

Cette tribune sévère est également représentative d’un mal-être généralisé, lié à une vaste maladie systémique qui touche l’ensemble du secteur. Car il n’y a pas que les contraintes administratives qui brident la recherche scientifique moderne, loin de là.

Une maladie systémique aux symptômes préoccupants

En plus du fardeau qui pèse sur les chercheurs actuels, les institutions publiques ont aussi de plus en plus de difficultés à renouveler leurs effectifs sur le long terme. On peut notamment citer la politique des contrats courts adoptée par de nombreuses institutions. Certes, il s’agit davantage de ressources humaines que de bureaucratie à proprement parler. Mais c’est tout de même un obstacle substantiel à la transmission de certaines connaissances ultraspécialisées aux nouvelles générations, ce qui peut aboutir à des ruptures de compétence excessivement dommageables pour toute la communauté scientifique.

Plus largement, c’est l’architecture globale du monde académique qui pose problème, en particulier dans le domaine public. De nombreux chercheurs sont aujourd’hui face à un dilemme sans issue évidente. La première option, c’est de prendre part à la course à une publication nauséabonde pour assurer la suite de leur carrière, et ainsi pouvoir continuer à mener des travaux pertinents sur le long terme… si l’organisation de leur institution le leur permet.

L’autre, c’est de s’atteler à des travaux tout aussi importants, mais moins “publiables”, avec le risque de finir aux oubliettes académiques. Cela incite les jeunes chercheurs à privilégier des thématiques plus “à la mode”, quitte à mener des travaux pas forcément très pertinents. Et cela se fait souvent aux dépens d’autres champs de recherche pourtant cruciaux, souvent à l’interface de la technique et de la science brute, qui ont tendance à se décomposer.

Nous en avons encore eu un exemple marquant récemment avec le cas de FORM. Ce logiciel de physique des particules très important menace de tomber en ruine avec la retraite de son concepteur qui n’arrive pas à trouver de successeur.

La priorité : laisser les chercheurs travailler

Pour résumer, les conditions de travail des chercheurs empirent à vue d’œil dans la sphère publique. Cette dynamique va fatalement avoir des conséquences regrettables sur le processus d’innovation et le progrès scientifique. Et ce dans un futur assez proche. Dans sa tribune au Monde, Pierre Rochette rappelle par exemple que la France a déjà été dépassée par l’Inde, l’Italie et la Corée du Sud dans les classements de la part mondiale des publications. Une décrépitude excessivement rare parmi les grandes puissances scientifiques, et qui n’a pas l’air de ralentir.

Morale de l’histoire : pour éviter que la recherche ne s’enlise, il va impérativement falloir procéder à des modifications substantielles du système — et le plus tôt sera le mieux. Espérons que les décideurs politiques et les responsables des institutions qui pilotent la recherche scientifique prendront ces problèmes à bras le corps. Car comme le rappelle Pierre Rochette, » les chercheurs ne demandent pas d’augmentation de salaire, ils ne demandent pas plus de moyens ; ils demandent simplement qu’on les laisse faire leur travail sereinement ». Il en va du futur de notre civilisation.

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Source : Le Monde

9 commentaires
  1. Comment la bureaucratie emmerde le monde surtout, on est probablement les champions du monde en France et en plus on se rajoute l’UE par dessus histoire d’atteindre des sommets…

    1. Bonjour,

      La France n’est pas championne du monde de la bureaucratie, il faut savoir se renseigner sur ce qui se fait ailleurs 🙂

  2. “doivent aujourd’hui porter un véritable fardeau administratif et bureaucratique.”

    comme tout bon citoyen… la France reine de la paperasse….

    faut 10 papiers pour pouvoir en remplir un autre, qui permet a l’admin en question de te renvoyer un questionnaire, qui une fois remplit te permet d’avoir celui qui t’autorise a faire/avoir que tu veux….

  3. “Directeur de recherche au CNRS” ne veut pas dire “Directeur de la recherche du CNRS”. Je pense que vous vous êtes trompés sur Hubert Reeves.

    1. Bonjour @Nicolas Chéron,
      Vous avez tout à fait raison, l’article a été mis à jour pour intégrer cette distinction.
      Bien cordialement et en vous remerciant de votre lecture,
      A.G.

      1. Ce n’est pas une distinction, c’est le titre du poste (dans le jardon de la fonction public, c’est le nom du corps d’appartenance). Quand on est chercheur permanent junior au CNRS on est “chargé de recherche”, et après quelques années (selon les disciplines) on peut passer un nouveau concours et devenir “directeur de recherche” (chercheur senior). C’est l’équivalent de “maître de conférences” puis “professeurs des universités” pour les personnes employées par une université.

  4. Le monde scientifique en est malheureusment un formidable terreau au demeurant, à en constater des derniers exploits dans la physique fondamentale ou la biologie médical entre autres, de ces prouesses chirurgicales actées certes difficiles à réussir mais qui ne seront probablement jamais déployées holistiquement dans la masse peu importe la forme, en raison d’un manque patent de moyens financiers injectés (incluant les projets et études invisibles) et de compétences humaines requises dans des disciplines et des sous domaines bien précis. La préoccupation de remplir un agenda pro personnel pour sa carrière propre en est devenu un atavisme, avec comme prima d’inscrire son blaze sur une grande revue scientifique à comité de lecture ou d’un ouvrage traduit en plusieurs langues. La bureaucratie se nourrie à la fois des égoïsmes et des corporatismes en synergie, factuellement. J’entends bien trop souvent cette mièvre affirmation autour de moi vouant presque un culte à la dissidence, l’indigence ou l’affliction sociale :”Les jeunes ne veulent pas apprendre !”, ce à quoi je rétorquerais en m’interrogeant :
    “Disposez-vous du sacerdoce, de l’éthique, de la volonté suffisante pour transmettre aux paires et aux disciples sans truchement ?”
    “Auquel cas n’êtes-vous rien d’autre que des exécuteurs testamentaires brûlant la chandelle par les deux bouts ?”

  5. La raison est toute bête, certains au fil du temps ont abusé. Par exemple, les colloques ont souvent lieu dans des jolies petites stations balnéaires et autres lieux touristiques. Et donc certains avaient des vacances tout frais payés.
    Mais certains se sont amusés à faire les calculs, et au taux horaire où sont payés les chercheurs et le temps que prend tout le monde à remplir ses barrières pour éviter les sous perdus à cause des fraudes, ça coûte autant sinon plus que la simple fraude.
    Sinon, vous savez que les besoins en fournitures de bureau explosent dans l’administration pendant l’été ? ouais ouais avant la rentrée des enfants…

    1. Je ne sais pas dans quelle discipline cette histoire de colloque est vraie, mais dans les sciences dures que je connais (informatique et ingénierie), les conférences et colloques sont organisés par les chercheurs eux-mêmes et donc près de leur université. Je suis allé dans bcp de villes en Europe ou en Amérique (et Asie) mais jamais dans les endroits paradisiaques ou même touristique !
      Aller en conférence n’est pas vraiment partir en vacances (tout frais payé). Cela dit, il m’est arrivé de profiter du déplacement (au Japon par exemple) pour rester un ou deux jours de plus, à mes frais évidemment !

      Et pour les fournitures, dans mon laboratoire, on fait effectivement de nouvelles commandes à la rentrée, pour préparer la nouvelle année, tout simplement parce que nous sommes aussi enseignant, et donc rythmés par le rythme scolaire. Et comme nos achats de fourniture de font aussi sur nos budget de recherche, donc personne ne va abuser et acheter 3x plus qu’il ne lui faut pour l’année pour ses enfants (ça va se voir!). Je ne dis pas que ça n’existe pas, mais aux niveau des chercheurs ça doit être très très marginal (surtout qu’en plus on doit acheter via un marché, et le catalogue est restreint et c’est plus cher qu’à Carrefour!, mais ça c’est une autre histoire)

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